6-8-2003

 

Mireille Havet

(1898 - 1932)

 

 

Libération

   

Littérature française
La petite poyétesse

Le «Journal 1918-1919» de Mireille Havet, amie d'Apollinaire, héroïne du Paris lesbien.

Par Elisabeth LEBOVICI

jeudi 10 avril 2003

C'est à Paris, la nuit du 30 octobre 1918, un mercredi, que débute pour nous la découverte du journal de Mireille Havet. Douze jours avant la fin officielle des hostilités. «L'avant-guerre tombe en poudre», note-t-elle. Née à Médan, en région parisienne, le 4 octobre 1898, Mireille Havet est âgée de 20 ans et elle n'a plus qu'à peine quatorze ans à vivre, sourdement délitée par les mélanges de stupéfiants et le manque. En 1918, elle a déjà vécu une bonne part de sa carrière d'enfant prodige de la littérature, «petite poyétesse» couvée par Guillaume Apollinaire. Celui-ci a publié en 1913 et 1914, dans sa revue Les Soirées de Paris, des poèmes et un conte, La Maison dans l'OEil du Chat, édité en 1917, avec une préface de Colette.

Amie de Cocteau et de Copeau, lectrice avide ­ Gide, Colette, Maeterlinck, Claudel, Walt Whitman...­ la jeune Mireille Havet est donc pleinement consciente que le monde d'avant est «décoloré», fini, plombé. Comme Apollinaire, mort deux jours après l'armistice et qu'elle enterre. Ce Paris insomniaque qui l'appelle lui procure un mélange nerveux d'ennui et d'exaltation, «quelque chose que j'ignore mais qui doit m'appeler, me désirer quelque part, et je n'éprouve pas de calme à rester chez moi. Il faut que je sorte, que j'achète, que je parle...» . La dérive moderne s'effectue en automobile ; ainsi décrit-elle l'équipée d'une première sortie en voiture. «Nous étions là cinq fous de 18 à 22 ans, cinq fous échappés plus ou moins entiers à la guerre afin de reprendre cette bête d'existence et de la perpétuer encore un peu (...) durant nos vies oisives et criardes d'enfants têtus. Olivier aux épaules bleu de ciel entourées de fourragères. Tania Stall jolie et distinguée (...). Mima en grande tenue d'infirmière et sa bonne figure tannée par le vent, par l'espace, par la guerre. Et Sacha, enfin, beau comme un ange... sur trois jambes dont deux, hélas, sont en bois.»

En quelques mots, surgit devant nos yeux une génération à la fois libre et abîmée, âge tendre et jambes de bois, que «parachève et parafine chaque jour la vie parisienne et son fouet à neuf queues». L'effet stupéfiant du Journal de Mireille Havet tient d'abord à sa capacité de formuler d'une phrase superbe ce récit parisien (heureusement pour nous, secondé d'un abondant appareil de notes), d'imager «le sucre triste» de Paris sous la neige, les odeurs de ses nuits, de ses tangos, de ses chapeaux, de sa mélancolie. Avant tout, il est merveilleusement écrit.

L'autre bombe que recèle cet écrit autobiographique est celui d'une sexualité formulée sans détour. Car Mireille Havet est tenaillée par le désir des femmes, qui apparaît dès la seconde page du journal ­ «J'ai une nouvelle fixité, cette Petite Nicoll, si séduisante et belle...» ­, pour ne plus jamais disparaître. C'est son «fix», le vrai, même si apparaissent également les plaisirs éthérés et opiacés : la rencontre amoureuse d'un nouveau visage et l'anticipation des «étreintes les plus souples», la poursuite de la personne jusqu'à l'inévitable trahison, «les défaites froides», pour aussitôt la remplacer par une autre. Elle a beau mettre pas mal de cinéma dans ses tentatives de séduction (envoi d'oeillets surmultipliés, bombardement de lettres tendres...) : c'est la première fois, dans l'âge moderne, qu'une femme sort du placard pour dire avec les mots les plus charnels son homosexualité. Sans honte, sans châtiment, sans crime. C'est un journal, elle n'a pas besoin de se cacher. Elle n'écrit pas non plus pour un homme, complaisamment. Mireille Havet ne se pare aucunement des complications poétiques de l'amitié à la grecque. Exemple direct : «Ah Laure, coucher avec toi jusqu'à en mourir.» D'ailleurs Mireille Havet n'aime pas tellement «les gousses», comme elle appelle cette société saphique qui converge autour des salons de Natalie Barney ou Romaine Brooks, ces Américaines riches qui vivent leur lesbianisme à Paris et qu'elle fréquente avec ferveur, mais également avec quelque cynisme, prête, dit-elle, à succomber contre rétribution (elle travaillotte alors, grâce à Cocteau, aux éditions de la Sirène). Dans la focale de ses excitations défilent, non celles-là, mais des femmes en fleur, Edma Nicoll, Magdeleine Clauzel, Laure de Traz, Madeleine de Limur (auquel elle consacre son roman unique, Carnaval, en 1923) jusqu'à Yvonne de Bray, l'actrice, qui lui file son adresse en douce....

 

Ce volume, publié dans une édition, un grammage de papier, une typographie et une jacquette impeccables n'est qu'une mise en bouche. Claire Paulhan, son éditrice, a voulu amorcer l'édition des 5 millions et demi de signes du Journal d'Havet par cette année d'après-guerre. L'enfant prodigue d'avant la guerre (à partir de 1913) et le volume allant jusqu'au naufrage en 1929 dans la morphine, la cocaïne et l'héroïne (elle meurt de tuberculose en 1932), sont à venir. Le dernier volume sera d'ailleurs d'une épaisseur comparable au Journal de Catherine Pozzi, l'un des premiers auxquels s'est attelée il y a dix ans Claire Paulhan. Ici, le travail de cette éditrice, chercheuse à l'Imec et petite-fille de Jean, a consisté non seulement à saisir au vol la qualité des feuillets, conseillés par un ami lecteur de Cocteau, à retrouver l'ayant-droit et exégète Dominique Thiry (légataire de Ludmilla Savitzky, à qui Mireille Havet confia son Journal entier) ; mais également à rétablir la place des feuilles volantes dans les cahiers du journal, à respecter et revérifier l'adéquation du texte à une écriture peu lisible, à munir le texte d'un appareil critique. Claire Paulhan a été jusqu'à interroger l'unique témoin encore vivante qui ait rencontré Mireille Havet : l'épouse de Darius Milhaud, centenaire. L'unique regret de l'éditrice concerne son lectorat qu'elle imagine «érudit, plutôt riche et plutôt âgé», donc restreint. Mireille Havet pourrait lui donner tort sur ce point, car l'actualité du Journal est criante à qui connaît un peu Paris la nuit : quelques noms, quelques boulevards à changer et l'on retrouve intacte une jeune garçonne à la nuque rasée, comme l'était Mireille, aujourd'hui noyée dans l'électro, l'ecstasy et les filles.
 


(1) Autres sujets : les agendas de Jean Follain, les carnets de Jean Grenier, les journaux intimes de Ferdinand Bac et de Valery Larbaud, les lettres d'Hyvernaud, publiés depuis 1996 sous le nom «Editions Claire Paulhan, littératures autobiographiques».

 

 

 

LE NOUVEL OBSERVATEUR

 

   

 

Semaine du jeudi 13 février 2003 - n°1997 - Livres

Le «Journal» de Mireille Havet

Une jeune fille pas rangée

Elle aimait les femmes, les drogues dures, les dancings et Apollinaire. Son journal paraît pour la première fois


Une jeune fille pas rangée

Un temps, Jean Paulhan fut chercheur d’or à Madagascar. Claire Paulhan a bien mérité de son prestigieux aïeul. Elle déniche des trésors. A peine le fait-elle savoir; à peine s’en vante-t-elle; à peine en fait-elle commerce.
Des malles et des greniers de la littérature, où dorment des vies et soupirent des œuvres intimes, elle extrait doucement de petits tas de merveilleux secrets. Les agendas de Jean Follain, les carnets de Jean Grenier, les journaux intimes de Ferdinand Bac et de Valery Larbaud, les lettres d’Hyvernaud, de Leiris, de Mauriac ou de Catherine Pozzi: c’est elle qui les a exhumés et publiés. A Claire Paulhan, la littérature autobiographique reconnaissante.
Avec l’étonnant «Journal» de Mireille Havet, petite protégée d’Apollinaire et de Paul Fort, elle nous fait découvrir non seulement un texte inédit mais aussi un auteur inconnu.

 
Mireille Havet de Soyecourt
 

Née en 1898, morte en 1932 de la tuberculose et de l’abus des drogues dures (cocaïne, héroïne, morphine), Mireille Havet a peu vécu mais beaucoup écrit. Beaucoup noirci – dans tous les sens du terme. Des poèmes, des contes, un roman et surtout un monumental journal, tenu sans répit, sans respiration, sans illusions, de 1913 à 1929. Avant d’en donner l’intégralité, Claire Paulhan a choisi d’éditer les pages qui couvrent les années 1918-1919.
Dans un Paris qui fête l’armistice, Mireille Havet, 20ans, erre et souffre terriblement. La liesse populaire ajoute à sa solitude. Elle lit Baudelaire et enterre son ami Apollinaire. Elle cherche l’amour dans les bras des femmes, l’infirmière américaine Edna Nicoll, la baronne Clauzel, Laure de Traz ou encore la comtesse de Limur. Car les hommes la dégoûtent: «J’ai la haine de leur corps, de leur chair, de leur sexe, de leur désir. Ils sont pour moi d’infâmes faiseurs d’enfants, blesseurs de rêves, ennemis et bourreaux de nos tendresses et de nos féminités.»
Elle a les cheveux courts et la dégaine provocante, porte des cravates mauves, une bague pierre de lune et une canne de jonc, fume des cigarettes, s’adonne à l’opium et rame, dans la lumière d’hiver, sur le lac du bois de Boulogne. Elle hante les lieux chics d’un Paris qui exhale «un parfum d’équivoquerie cérébrale, de demi-monde et de maison close». Contemporaine de Radiguet, elle déteste son image de poète prodige, mais s’applique à en abuser chez Natalie Barney, «où l’on ne voit que des gousses et de vieux messieurs décorés»; dans les salons de Misia Sert, des Berthelot, de la princesse Murat; au Ritz, au Savoy, chez Vatel, où elle drague des «femmes claires» dont elle veut faire chanter les corps; dans les «tam-tam» des Champs-Elysées où elle danse le tango jusqu’à l’aube; dans les cocktails où l’on offre «de la coco comme un bonbon» et les Rolls Royce qui sentent l’eau de Guerlain. Elle cherche à s’étourdir, à se perdre. Elle crâne. Elle incarne, jusqu’au pathétique, les Années folles.
Dans ce journal rédigé comme une longue plainte, avec un lyrisme de condamnée, on est saisi par le désarroi d’une jeune fille en quête d’absolu, par le regret qu’elle a de son enfance perdue, par sa nostalgie de la campagne qu’elle dit avoir trahie pour les paradis artificiels. Il y a là un mélange de naïveté et de maturité, de romantisme et de cynisme. Elle se surestime et se méprise à la fois. L’ange fait la bête. «Je suis, écrit-elle, un si drôle de personnage, à la fois si surfait et si enfantin, si périmé et si outrageusement curieux d’avenir, si mort de toutes les morts et si vivant d’une vie qui s’estompe à peine, à peine... »
Claire Paulhan a réussi son pari. On a hâte, désormais, de lire la suite du «Journal» de cette Mireille déchirée que l’on ne connaissait pas, que l’on n’oubliera plus.

Jérôme Garcin

«Journal 1918-1919», par Mireille Havet, Editions Claire Paulhan, 256 p., 20 €.

Née en 1898, morte en 1932, Mireille Havet (de Soyecourt) publia ses premiers poèmes en 1914, un roman, «Carnaval», chez Albin Michel en 1923, et fut notamment l’amie de Colette et de Cocteau.

 

É D I T I O N S   C L A I R E    P A U L H A N

Mireille Havet
Journal 1918-1919

"Le monde entier vous tire par le milieu du ventre"

  

Mireille Havet [ de Soyecourt ] ( Médan, 4 octobre 1898 - Montana, 21 mars 1932 ) : ses amis – Paul Fort, Guillaume Apollinaire ( qui l’appelait la « petite poyétesse » ), Colette, Edmond Jaloux, Natalie Barney et Jean Cocteau – favorisèrent la publication de ses poèmes ( dans Les Soirées de Paris, 1914 ; Le Mercure de France, 1916 ), de ses contes fantastiques, La Maison dans l’œil du chat ( G. Crès, 1917 ) et un roman à clé, Carnaval ( Albin Michel, 1926 )… Ce qu’ils ignoraient, c’est que Mireille Havet rédigea, de 1913 à 1929, un extraordinaire et monstrueux Journal, dans lequel elle décrit sa « vie de damnation », une vie de guet et d’attente, de songe et d’outrance, une vie aimantée par son « goût singulier » pour l’amour des femmes et les stupéfiants. « À force d’exigence et de retombements, de projets et de défaites froides comme l’averse qui donne la fièvre dont on crève à vingt ans, je n’attends plus rien que moi-même, ma belle petite âme que parachève et paraffine chaque jour la vie parisienne et son fouet à neuf queues. Je suis un jouet entre les mains, les lèvres des foules, où mon nom, ma petite identité qui aspirait au lyrisme est balancée comme un numéro de foire, une attraction vernie qui ne coûte pas cher. Je suis une barque haletante et fracassée sur la mer sans étoile, où nous naviguons de compagnonnage avec les lames mauvaises, lourdes comme l’huile, et les petits poissons changeants qui se cachent dans la lune selon les marées. Hélas !… »
Le fin critique Edmond Jaloux – évoquant sa brève existence et celles de Jacques Vaché, Raymond Radiguet, René Crevel, Emmanuel Faÿ et Jacques Rigaut – les réunissait dans une même génération littéraire qui, « refusant les conditions communes du monde, se jetèrent dans une aventure de caractère absolu, qui les conduisit à une mort précoce ».
De ce monumental Journal, que je publierai en plusieurs tomes, il a été choisi – pour ce premier titre d’une nouvelle collection – une année dans la vie de Mireille Havet : celle de ses vingt ans, pendant laquelle, après l’Armistice et la mort d’Apollinaire qui la rendent grave et résolue, elle va désespérement chercher à s’étourdir dans le demi-monde et le monde des Années folles.

Édition établie par Pierre Plateau. Introduction par Dominique Tiry. Notes par Dominique Tiry, avec l’aide de Pierre Plateau et de Claire Paulhan. Annexes. Index. Bibliographie.
•13 x 17 cm 256 pages.
Edition originale mis en vente : 26 janvier 2003. Collection « Tiré-à-part ».
Prix de vente public : 20 E Isbn : 2-912222-18-4..

 

Mireille Havet, « enfant perdue » du XXe siècle

Le « Journal » d'une passionnée de littérature, découverte par Apollinaire, morte à 34 ans

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 4 Avril 2003

Elle avait l'indécence insolente des « enfants perdus », fous de littérature, mais qui savent qu'ils n'iront pas au bout de leur désir, n'auront pas la force de faire leur oeuvre, avec ce que cela suppose de résistance, à la malveillance, à l'incompréhension, à la cécité - qui fera un jour crier à Aragon, face à une caméra : « Je demande qu'on me lise ! » Elle était de ces jeunes gens que le très raffiné critique Edmond Jaloux désignait comme « ceux de sa génération qui, refusant les conditions communes du monde, se jetèrent dans une aventure de caractère absolu, qui les conduisit à une mort précoce : Jacques Vaché, René Crevel, Jacques Rigaut, (...) Mireille Havet (...), Raymond Radiguet (...) et tant d'autres (...) quel cortège d'ombres douloureuses ».

Contrairement à d'autres noms de cette liste, celui de Mireille Havet - née en 1898, deux ans avant René Crevel, cinq ans avant Raymond Radiguet, et morte en 1932 - est demeuré inconnu. Elle a pourtant été publiée par Apollinaire, qui encourageait ses débuts, à 16 ans, dans le numéro de juillet-août 1914 des Soirées de Paris. Mais ce fut le dernier numéro. Ensuite, quatre ans de guerre, la mort d'Apollinaire et ce constat de Mireille Havet : « Nos maîtres sont morts et nous sommes seuls. »

 « L'âge de l'amertume »

Après la guerre, elle a écrit un roman, Carnaval (Albin Michel, 1923), avant de se perdre dans la drogue - opium, morphine, cocaïne, héroïne - et de mourir, usée, tuberculeuse, à 34 ans. Mais, surtout, elle a laissé un Journal, tenu de 1913 à 1929, que Claire Paulhan, grande découvreuse de trésors cachés du XXe siècle, a décidé d'éditer dans son intégralité, en plusieurs volumes. Elle en donne ici un avant-goût, en isolant une année (octobre 1918 - septembre 1919) marquant « une charnière » dans la vie et l'écriture de Mireille Havet.

Bien avant Paul Nizan, Mireille Havet voit ses vingt ans comme « l'âge de l'amertume » : « A force d'exigences et de retombements, de projets et de défaites froides comme l'averse qui donne la fièvre dont on crève à vingt ans, je n'attends plus rien que moi-même. » Elle joue de son image de « jeune prodige », qui lui permet de naviguer chez les mondains, de rencontrer Cocteau, Misia (future Misia Sert), Jean et Valentine Hugo... et de faire des conquêtes féminines. Car, si les rares photos qui demeurent ne rendent guère justice à Mireille Havet - sauf celle d'une adolescente volontaire, défiant l'objectif, un livre à la main, en 1912 -, ceux qui l'ont croisée la décrivent comme l'une de ces amazones provocantes, très début de siècle (le XXe) : cheveux courts, rasés dans la nuque, cravate, canne d'une main et cigarette de l'autre.

Elle fréquente les salons, mais ne perd pas sa cruauté lucide : « Une curiosité violente me mène partout, chez tous, chez Natalie Barney, chaque vendredi, où l'on ne voit guère que des gousses et des vieux messieurs décorés. » « J'écoute tout, je vois tout, dit-elle encore, et cependant mon coeur est si loin, ma tête pleine d'une étonnante marée qui bourdonne. Je souris, insolente, tête nue, à la foule qui dévisage ma scandaleuse jeunesse. »

De même que Jean Genet n'était pas de ces homosexuels que les maîtresses de maison snobs trouvent « tellement amusants » pour égayer leurs dîners convenus, Mireille Havet n'était pas de ces « femmes préférant les femmes », en une sorte d'exotisme qui fait sourire les hommes et, parfois, les excitent. Elle était de ces lesbiennes impardonnables, conquérantes, envahissantes, prenant volontiers aux maris leurs épouses et proclamant leur détestation du masculin : « Tristesse ! Tristesse, je ne puis rien supporter, j'ai en moi la haine de l'homme, l'instinct unique de la défense, de la fuite et de l'injure. Tout en eux me semble grossier et ridicule, j'ai la haine de leur corps, de leur sexe, de leur désir. Ils sont pour moi d'infâmes faiseurs d'enfants, blesseurs de rêves, ennemis et bourreaux de nos tendresses et de nos féminités. »

Probablement, de tels propos, enverraient aujourd'hui Mireille Havet devant les tribunaux... Le début du siècle suivant, le nôtre, déteste cette énergie, cette férocité, comme il déteste, au fond, la littérature, dont Mireille Havet est nourrie, qui lui semble la seule vérité de l'existence. C'est sans doute pour cela qu'on attend avec impatience la suite du Journal de « ce méchant garçon de fille adorée », selon le mot de Paul Fort.

Josyane Savigneau

 

H i s t o i r e s  l i t t é r a i r e s

 

Mireille Havet et Colette

 

La plume de Colette mieux que celle de l'oiseau nocturne qui se promenait, dit-elle, dans le grenier lunaire avec " une majesté d'enchanteur " est un anneau qui nous révèle le monde. Dès qu'elle touche l'encrier où elle pêche le génie, nous sommes pris et par le cœur et par nos souvenirs qui ressemblent aux siens et par son enfance, la nôtre.

 

Je sais le mépris qu'elle professe pour ses livres. " J'écris tant de folies ", me dit-elle un jour où j'essayais de lui rappeler une phrase dont elle ne se souvenait pas. Mon plus grand désir à seize ans était de voir Colette, j'y parvins grâce à son extrême bienveillance et je fus très déçue. Cette dame (car alors ce n'était plus Colette, tant elle m'apparut différente de ce que j'imaginais) me reçut dans une de ces petites maisons d'Auteuil qu'elle décrit si bien, un jardin et des bêtes.

Je ne compris rien, je partis désespérée. Une fois chez moi, je noyai de larmes un livre merveilleux, Les Vrilles de la vigne, d'elle, si dissemblable et qui m'avait fait l'aimer. Souvent je rencontrais Colette aux taillis du Bois où elle promenait ses chiens ; mon chagrin ne fit que croître : à seize ans, on ne se console pas si facilement de cet abîme qui existe presque toujours entre les gens qui écrivent et leur œuvre. La poésie, troisième personnage, invisible comme l'ange gardien, comble cet abîme d'une aile profonde établissant ainsi un pont-levis miracle entre l'auteur et la page. Colette, comme d'autres de beaux yeux, une voix merveilleuse ou la faculté de jouer aux échecs à la perfection, possède un don qui lui est presque étranger. Elle semble même ignorer ce qui la distingue des autres, et son mépris des lettres - des siennes - stupéfie.

Elle n'aime pas écrire. " J'écris comme une concierge ", me dit-elle un jour en me montrant près de son bureau un panier plein de feuilles froissées. " Dire toujours je, ajouta-t-elle, m'a tuée, je ne sais plus écrire à la troisième personne. " Rêveuse, je songeais à ce que nous raconte Gide à propos des Nourritures terrestres. " Ne dites jamais je ", lui écrivit Oscar Wilde.

Quelque temps après, Colette publiait Chéri. Étincelante victoire, sa bataille avec ce " je " terrible qui avait fait jusqu'alors son talent, était terminée. La beauté de ce livre est si foudroyante que je fus longue à m'en remettre. Chéri est un livre trompeur. Son apparence légère et louche ne fait pas prévoir une telle poésie. On est désarmé, confondu, roulé. Par quelle magie, Colette fait-elle de Chéri, mince gigolo, ce héros si touché par l'amour et si touchant ? C'est un nouveau miroir, source secrète et dangereuse comme celle de Narcisse, nous y baignons notre visage et nous manquons de nous y laisser choir lorsque Chéri, sagement étendu auprès de la " copine " et noyé dans les souvenirs de Léa, étend soudain la main et touche les grosses perles " creuses et légères " qui sont au cou de cette femme, puis retire sa main " comme quelqu'un qui s'est accroché les ongles à une soie éraillée ". Nostalgie terrible, poésie même ; nous reconnaissons nos souffrances qui sont bien loin des lamentations romantiques, qui sont faites de détails, espèces de premiers plans de l'amour, tandis que la vraie tragédie se déroule dans nos poitrines sans que nous prenions la peine d'y réfléchir.

La Maison de Claudine est bien différente. Chéri est un livre bas, La Maison de Claudine est au contraire très pure, mais nous y retrouvons la même mélancolie. L'un explique l'amour ; l'autre, l'enfance, l'anneau magique est toujours là. On voudrait tout citer, ce passage où la petite fille avilie par une après-midi de jeux et de cris, attend pour rentrer chez elle " que se lève lentement sur son visage chauffé, noir d'excitation, cette pâleur, cette aube intérieure qui fête le départ des bas démons ". Et l'histoire de la sœur aux longs cheveux : " Herbes où se débat la main errante ", et celle admirable du " Veilleur " sur laquelle, à regret, on ferme le livre. Cette toute dernière phrase cependant m'arrête : " Tout est normal. " Non, madame, rien n'est normal, un talent comme le vôtre est extraordinaire : on vous en félicite, on en parle, on ne se l'explique pas, la poésie s'en mêle.

Mireille Havet Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 21 octobre 1922, rubrique " Nos médaillons ".

Colette a toujours ressenti de l'aversion pour la littérature enfantine et ce depuis son plus jeune âge. Pourtant, en 1916, elle rédigea un Avertissement à Bel-Gazou et aux autres lecteurs pour l'ouvrage que publiait un auteur de 17 ans, Mireille Havet. Ce livre, La Maison dans l'œil du chat, paru aux éditions Georges Crès en 1917, était un recueil de récits et de poèmes composés entre 1913 et 1916. C'était là la première préface signée par Colette (la page de titre annonçait " Avertissement de Colette Willy").

 

Télérama

Télérama n° 2776 - 29 mars 2003

Journal : 1918-1919, de Mireille Havet. Ed. Claire Paulhan, 256 p., 20 €.

Le chemin de la dame

Qui est donc Mireille Havet, dont on publie aujourd'hui, quelque quatre-vingt-quatre ans après qu'elle l'a écrit, ce journal étonnant ? Les deux dates qui cernent sa courte vie, 1898-1932, ne nous renseignent guère sur cette jeune femme libre qui, en des temps où l'on ne racontait guère sa sexualité différente, décrit à pleines pages ses amours saphiques, sa quête passionnelle au féminin. Selon Claire Paulhan, qui édite cet ouvrage, le premier d'une série de plusieurs volumes : « La grande particularité de ce journal est d'être, à ma connaissance, la première autobiographie publiée à ce jour qui décrit ouvertement l'homosexualité de son auteur, avec une liberté de ton, une indécence naturelle, une amoralité lucide, mais aussi [...] une indéniable qualité d'écriture. »

Nous sommes en 1918, la Grande Guerre a tué bon nombre des amis de Mireille Havet, qui, âgée d'à peine 20 ans, vit le deuil répété de ces hommes morts pour la patrie. Sa tristesse, sa déception devant la fête d'un armistice qui jette la population dans les rues, tout à la joie criarde d'une paix retrouvée, n'ont d'égal que son désir de vie et son appétit d'amour. Il n'y a pas chez elle plus de paix du coeur que de paix du corps. Elle compte ses chers disparus, dont Guillaume Apollinaire, l'ami d'enfance. Il fut longtemps l'invité de ses parents, ainsi que Paul Fort et bien d'autres poètes et artistes postimpressionnistes et symbolistes, auxquels le père de Mireille était très lié. C'est grâce à Apollinaire que, adolescente insoumise ayant fui le lycée, elle publie ses premiers écrits dans des revues d'avant-garde, dont Soirées de Paris, qu'il dirigeait. Les pages qu'elle consacre à son enterrement au cimetière du Père-Lachaise disent sa douleur, son indignation devant la mort : « Notre pauvre Guillaume, dans cet affreux cimetière plein de petites maisons bourgeoises... comme des cabinets, d'inscriptions idiotes, de noms ridicules que soulignent de vieilles perles. [...] Et nous l'avons laissé. Que pouvions-nous faire ? Nos larmes étaient bien peu en comparaison de notre désespoir. Que c'est bête ! [...] Je me sens diminuée de tous ces êtres en moins. »

Pour opposer vie à mort, elle se jette à corps perdu dans le plaisir, fréquente les salons, les dancings. Ses amies, entre beau monde et demi-monde, ont pour nom Emilienne d'Alençon, Misia Sert, la princesse Murat, Natalie Barney... Jean Cocteau est souvent l'âme et le trublion de ces soirées endiablées. Dans son journal, en date du 28 janvier 1919, elle note : « Jean [...] lit son poème d'une belle voix sonore où se retrouvent toute la France aventureuse, la tradition, la romance et l'épopée ! C'est beau, c'est de bon ton, c'est le monde ! »

Mireille Havet collectionne les rencontres et les amantes, à la recherche d'un amour qui sans cesse la fuit. La baronne Clauzel, qui se dérobe, hante longtemps ses jours et ses nuits. Elle brûle sa vie, qu'elle recompose ensuite avec des mots. Pour mieux se comprendre, pour mesurer le temps, chercher dans l'ordonnancement des phrases leur sonorité musicale, leur ardeur poétique, voire leur brutalité, une cohérence mentale au-delà des désordres, un sens à une existence qui n'en a plus guère depuis longtemps. Depuis ce jour déjà lointain de 1912 où Henri Havet, son père, qui « cassait ses vitres / rien que pour pouvoir / s'y déchirer les bras », sombra dans une folie sans retour et mourut un an plus tard dans la maison de santé de Ville-Evrard, où on l'avait enfermé.

Cette première livraison du Journal de Mireille Havet, commencé en 1913, révèle un écrivain dont le talent n'a d'égal que la fulgurance. La vie, l'écriture de cette jeune femme sont placées sous le signe du feu. Feu de l'amour, feu de la folie qu'elle redoute et qui pourtant la guette. C'est sûrement cette peur qui sans cesse la pousse à aller plus loin, à opter pour les paradis artificiels de l'opium et de drogues diverses, afin de choisir « sa » démence et d'échapper à celle qu'elle sait héréditaire.


Michèle Gazier